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C’est en 1873. Hector Allemand habite au 34 quai de la Charité (actuel quai Gailleton), un bel immeuble en pierre, de quatre étages avec sept fenêtres, une allée centrale, donnant sur une étroite cour intérieure. Au-dessus de la porte de l’allée, située au centre de la façade, des pilastres montent jusqu’au quatrième, où deux cariatides les remplacent pour supporter la corniche que surmonte un fronton ovale. Devant les fenêtres, le Rhône et au-delà la campagne jusqu’aux Alpes. Au nord, le faubourg de la Guillotière.

Hector Allemand vient d’accueillir deux visiteurs, Lays, peintre de fleurs bien connu et Hector Brame, le marchand de tableaux à la mode, plein de la suffisance qui sied à un Parisien venu faire en province ses achats, très prêt de croire les artistes enchantés et reconnaissants de laisser partir leurs tableaux, même à petit prix. 

H. Allemand, eau forte et pointe sèche, 13,2 x 20,1
H. Allemand, eau forte et pointe sèche, 13,2 x 20,1

Hector Allemand est mal à l’aise; le marchand Brame, il ne le porte pas dans son coeur; car il se souvient que quelques mois avant la mort de Th. Rousseau, en mai ou en juin 67, Durand-Ruel et lui, partenaires en affaires, avaient rendu visite au peintre dans son atelier ; et ils avaient acheté quatre-vingt-onze œuvres, consistant principalement en études à l’huile exécutées en plein air, le tout pour la somme de 100 000 francs ! Et plus récemment dans les gazettes courait le bruit que les deux marchands s’étaient mis à acheter Delacroix : on parlait de cent deux Delacroix remisés dans leurs galeries, prêts à être vendus. 

« Moi qui ai tant de mal à me séparer de mes tableaux, qui ne vend pas mes estampes, mais les donne, cela me fait mal ».

Mais on parle du temps, et du Salon, pour n’en pas dire du bien. Et l’on regarde en même temps les murs de l’atelier, les recoins où dorment les dessins, les esquisses… Brame malgré lui est admiratif, mais ne dit rien. Sur les murs, il voit des Hobbema, des Ruysdael, des Waterloo. Les cartons, dans un coin, sont gonflés. Le silence s’installe, Brame fait quelques pas, s’arrête, contemple, repart… Un tableau tout à coup l’arrête plus longuement,  placé haut, et assez bien éclairé. 

-  Ah ! voilà un beau Théodore Rousseau, s’écrie-t-il. Je vous l’achète, combien en voulez-vous ?

Allemand sourit. 

- Vous ne voyez pas bien. Attendez, prenez ce marche-pied, et avant de faire un prix, regardez-le mieux.

Brame s’exécute. La toile est réussie, les couleurs fraîches, le sujet vendeur. Mais … elle est signée   Allemand. »

Dépité et mortifié, le marchand descend du marchepied, abrège la visite, et sans faire aucune offre, quitte les lieux. 

 

H. Allemand, plume. 21 x 30 cm
H. Allemand, plume. 21 x 30 cm

C’est en substance un épisode, un peu enjolivé pour les besoins du divertissement, que raconte A. Vingtrinier dans la notice qu’il fait paraître au moment de la vente aux enchères des collections de Hector Allemand. Evidemment il s’agit d’assurer les éventuels amateurs qu’Allemand est de la taille de celui qui passe pour le plus grand peintre de l’époque (ce qu’on a passablement oublié ! tant nos goûts collectifs varient dans le temps).

 

Mais il existe une correspondance entre H. Allemand et Bruyas, le grand collectionneur montpelliérain (le monsieur à la barbe rousse du célèbre Bonjour M. Courbet du maître réaliste). Dans une lettre du 27 janvier 1873,  H. Allemand tente de répondre à une interrogation de son correspondant qui l’interroge sur la réception critique de son oeuvre : 

«  Je pourrais  bien vous détacher quelques articles de journaux signés des grands critiques de Paris car j’ai exposé aux expositions de Paris. Mais cela ne sert à rien à ce que je crois. Les bons tableaux restent et les médiocres ou mauvais parfois loués par la presse s’éteignent dans l’oubli ; de certains artistes fort prônés dans le temps, qui s’en souvient ? Hobbema délaissé de son vivant, voit deux cent ans après sa mort ses oeuvres couvertes d’or. Il est vrai qu’il n’en a pas joui, étant mort si pauvre à l’hôpital que la paroisse dut payer ses funérailles.

Je sais de source sûre que plusieurs de mes tableaux resignés "T. Rousseau" ont été vendus à Paris à des prix très élevés. Voilà qui n’est pas drôle pour moi … Si j’avais le caractère processif, j’ai en main la preuve d’en faire un procès à un grand marchand de Paris pour un fait très récent, mais je déteste la relance et veux vivre en paix. »

 

Où l’on voit que le voyage dans le temps est éclairant. Il y aurait beaucoup à dire.

Les mêmes questions se posent aujourd’hui : le marchand fait-il l’artiste ? ou l’artiste fait-il le marchand ? Et sur quoi reposent les valeurs, les jugements de goût dont on sait les fluctuations ?  Et le collectionneur dans tout cela ? 

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