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Lettre à mon père

Cher père

Voilà trois mois que tu nous as quittés et que tu as rejoint, comme tu disais et l’appelais de tes voeux, notre mère, loin de ce monde que tu ne comprenais plus. J’espère que vous êtes bien installés : tu disais que ce serait le paradis. J’imagine une modeste maison, le sable du désert, le silence de l’immensité, la beauté des couchants… Enfin, presque ermite, comme tu l’as désiré souvent sans vouloir le dire tout au long de ta vie. Quand je pense qu’il a fallu nos dernières conversations pour que tu le dises nettement !

Tu vas, comme d’habitude quand on se voyait, me demander «  Et alors, tes gravures ? »  Eh bien, à vrai dire, les affaires sont ralenties… rien de neuf à mettre dans les cartons. Pas d’expositions, pas de salles de ventes. Pas de ventes à distance. Mais j’écris sur mon blog un Journal des confins qui m’occupe une partie des jours. Il faut que je t’explique. C’est vrai, là où tu es, tu n’as peut-être pas de nouvelles ; tu ne sais pas que nous avons changé de monde pour habiter le pays des Confins… 

 

Pour t’en donner une idée, dans le monde d’ici, tout n’est que ville, façades d’immeubles, rues ; au-dessus le ciel. 

La folie humaine s’y étale, comme partout. J’ai vu à Naples des foules denses se presser dans les crevasses des rues que les hautes façades écrasent ; ici, les rares passants errent ou courent dans des rues immenses dont s’écartent les immeubles. Des rues larges comme des places et longues comme les plages de l’Atlantique que tu aimais tant, mais elles sont réservées à quelques privilégiés mobiles, et des fourgonnettes de livraison, des ambulances… Tu vois en passant que c’est un pays où l’on ne pense qu’au corps, à l’exercer, à manger et à se soigner. Bref, quand on sort, on longe des trottoirs tellement vides qu’on a l’impression de marcher dans le couloir de son chez soi.  Cela fait drôle de croiser quelqu’un, comme si ce monsieur ou cette dame n’avaient rien à faire là : on s’écarte, l’oeil du soupçon tout aiguisé… Un voleur, chez moi ?

Et une ville silencieuse avec cela, tu ne peux pas imaginer. On est ici comme dans un village où résonnent, à heures fixes, l’ébranlement des cloches. Parfois j’ai l’impression d’avoir fait un retour dans le passé, un passé que je n’ai même pas connu, disons le temps d’avant l’avion, d’avant le train même… Un temps qui pesait son poids de temps, temps lent et dense, où les sujétions familiales, locales, contraignaient, asservissaient même l’individu, mais le protégeaient aussi. Heureux temps ! On n’avait pas encore découvert et senti l’appel de la vitesse, de la mobilité, de la  consommation ; ici on n’a pas de ces appels téléphoniques de voix chantantes et étrangères voulant te vendre des pompes à chaleur, de l’isolation thermique ou je ne sais quoi d’autre.

 

J’avoue avoir du mal à me représenter l’effet que tout cela aurait pu avoir sur toi, si tu n’étais pas parti avant. Certes il était arrivé, l’hiver dernier, de trouver les portes de l’Ehpad fermées quand rôdait le virus de la grippe ordinaire. Il y avait bien les liaisons téléphoniques, les mails, les photos et les brèves de Whatsapp… Mais tu n’avais pas aimé ce temps-là où par suite de la maladie on t’obligeait à rester dans ta chambre : te manquaient les repas en commun avec les autres pensionnaires, les mêmes dont tu me racontais avec ironie et affection les petits travers.

 

Comme je suis a posteriori heureux d’avoir tenu ta main dans la mienne au moment où ton coeur s’est arrêté de battre ! Tu n’étais plus conscient, tu ne parlais plus, ta respiration se faisait plus lente, plus irrégulière, mais ta main était douce et chaude, un peu gonflée sans doute. J’imagine la douleur des fils et filles qui aujourd’hui ne peuvent pas entourer leur père ou leur mère, qu’ils savent dans les précieuses mains des infirmières du personnel soignant, mais malgré tout, abandonné, seul, privé de la présence des leurs.

 

Je joins à cette lettre une photo que tu as peut-être oubliée et que j’ai retrouvée dans tes papiers : tu l’as prise en 1946, quand pendant ton service militaire, malade et contagieux, tu étais confiné en quarantaine dans une chambre du Val-de-Grâce. Finalement, toi aussi, tu en as connu des choses bizarres.

Ne m’en veux pas du caractère décousu de cette lettre. Prends bien soin de toi.

Ton fils

 

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Commentaires: 3
  • #1

    Suzanne Paliard (dimanche, 19 avril 2020 04:48)

    Merci Philippe de ce beau texte qui me parle comme à beaucoup d'entre nous.... ma dernière tante de 99 ans, tant aimée de sa tribu d'enfants, neveux, petits-enfants, petits-neveux, arrières petits ..... etc... habituellement très entourée, est partie lundi, seule, et comprenant à peine ce qui arrivait.... moment étrange pour clore sa vie si passionnante et si riche.... tristesse ...
    Je pense à ton père....
    Hâte de se revoir bientôt dans un... ah! oui, "vernissage" (tu te souviens.... beaucoup de monde, des petits fours... l'artiste débordé, des d'amis ou des moins amis, et l'évidence qu'il faudra repasser un de ces jours pour voir les œuvres tranquillement !
    Profitez bien de ce mois qui reste.... Amitiés SP

  • #2

    gerard Klein (dimanche, 19 avril 2020 14:16)

    la vie, la mort, émotion, silence..

  • #3

    Christophe Berne (samedi, 25 avril 2020 11:09)

    Je relis ce matin cette "lettre à mon père" que j'avais lu il y a une semaine (trop) rapidement...
    Merci Philippe pour ce beau texte, chargé de beaucoup d'émotion, surtout quand l'on connait (mal ?) depuis 35 ans l'auteur et le destinataire, membres d'une grande et belle famille qui m'ont accueillis avec bienveillance en tant que "pièce rapportée" (ou "valeur ajoutée", c'est selon...)
    A côtoyer tous les jours la maladie et ses images de part mon métier ; avec l'inquiétude de parent pour ses filles qui sont au front face à ce virus, soit à Lyon, soit à Clermont ; avec les incertitudes quant au "monde d'après", ton texte participe à se recentrer avec évidence sur l'essentiel : la cellule familiale au sens large.
    Encore Merci...