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Interrogation (2)

La présentation dans une chronique précédente d’une aquarelle de Turner concernant Lyon était tout autant que la marque d’un étonnement le signe d’une admiration ancienne, profonde, et toujours renouvelée. 

Les oeuvres de Turner illustrent au plus haut point ce qu’il peut y avoir de mystérieux dans la création artistique, cette faculté de la peinture de nous faire sortir de nous-mêmes, de nous éloigner de notre réalité quotidienne et si banale, pour nous la faire voir de manière différente, au point de nous revêtir d’une autre personnalité, de faire sentir des émotions inconnues, de nous donner l’illusion d’une autre vie.

Par exemple, et pour choisir un site significatif pour les lecteurs dauphinois, où m’entraînent les nombreux dessins et aquarelles concernant le centre de Grenoble ? 

On connaît le site : l’Isère, la ville étalée d’un côté, la Bastille de l’autre, avec la passerelle Saint-Laurent, à l’horizon les sommets enneigés. J’ai trouvé peu de gravures montrant le vieux pont de bois de Grenoble (d'avant 1837, date de la construction du pont actuel), alors seul lieu de passage entre les deux rives de l’Isère, ce qui doit rendre essentiels pour les Grenoblois les croquis de Turner.

On voit ici deux dessins d’un voyage de 1802, tirés d’un carnet de croquis (21,4 x 28 cm), un des trois dessins préparatoires, « essais de couleurs » comme les appelait Turner, en lien avec une aquarelle commandée en 1824, et l'aquarelle finale en question (53 x 71,7), une vue pittoresque  de la ville.

La question, sauf peut-être pour les croquis de voyage, n’est pas celle de la fidélité au réel : il s’agit de savoir comment on passe par cet éclaboussement de lumière, comment l’éblouissement d’un soleil levant fait bouillir la vue, se dresser les piles du pont, disparaître rivière, maisons, église et pont, dans une vapeur colorée où les formes se fondent sans se dissoudre totalement. Turner fixe une vision que nos regards ordinaires ne peuvent soutenir, supporter. Il fixe l’invisible, ce qu’on ne peut, ou ne veut pas voir. Il arrête le temps à cet instant même que nous fuyons, parce qu’insoutenable.

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