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Drame

« Paris le 11 mai 1940

Ma grande Chérie, depuis que je t’ai écrit, depuis que tu m’as répondu, la face du monde a changé et doit ressembler maintenant à une des mes plus terribles grimaces. Le sang et le canon font maintenant de la peinture, serons-nous bientôt des crétins dans ce palais de fous furieux ?

En attendant, j’ai préparé deux toiles, et je fais un grand effort pour travailler. Drôle de semaine !

Mardi, on m’a définitivement refusé l’argent pour le transport des tableaux, mercredi, je les ai rapportés chez l’expéditeur (les petits seulement),  jeudi, j’ai reçu un câble (pas de grands, seulement des petits et des moyens), vendredi, la guerre, et ce samedi n’est pas encore terminé. Ce n’est que lundi que je saurai si mes tableaux partent, ou alors s’il faut abandonner ce rêve. J’ai eu un pressentiment mauvais. 
Après tout, c’est là-haut que se joue notre sort maintenant, quelque part au Luxembourg. Deux semaines ou deux mois décideront de notre vie. 

Je suis seul ce samedi, et triste, et je pense à toi.

F. »

A. Löwentein, eau-forte, 1er état, 9,8 x 14,7
A. Löwentein, eau-forte, 1er état, 9,8 x 14,7

L’homme qui écrit cette lettre s’appelle Fédor Löwenstein. Il a 39 ans. Il est peintre et graveur. Né à Munich de parents tchèques, il est arrivé en France en 1923. Il est de passage à Paris où il est venu régler cette affaire de tableaux. Avant de regagner Mirmande, il écrit à Marcelle Rivier, peintre elle aussi.

La galerie Nierendorf de New-York, qui expose Klee, Bores, Braque, Léger, lui a proposé une exposition. Il doit envoyer une vingtaine d’oeuvres, qui lui rapporteront entre 150 et 250 dollars par toile en cas de vente. C’est le signe d’une carrière déjà bien amorcée : élève à Dresde de Kokoshka, il est de ces abstraits qui exposent au Salon d’automne depuis 1925.  Il fait partie aussi des Surindépendants, l’extrême avant-garde, autour des constructivistes : il y a rencontré Herbin, Torres Garcia, Kandinsky…

Ses problèmes d’argent rendent l’envoi difficile. Heureusement, la galerie préfère des petits et moyens formats, plus faciles à vendre. Tant pis pour les grands. D’ailleurs il n’en aurait pas assez. Mais c’est déjà bien. Il en choisit vingt-cinq.

Le 11 mai 40 les forces allemandes entrent au Luxembourg et le 12 vont franchir la Meuse, entrant en France.

Il a un mauvais pressentiment. On le comprend.

 

Mais il ne saura jamais pourquoi ce pressentiment était terriblement fondé.

 

Fin mai, ses tableaux sont expédiés à Bordeaux pour prendre la direction de New-York. Ils attendent dans le hangar H du port de Bordeaux leur chargement sur un navire en partance, et attendent longtemps. Avec la guerre, tout est plus lent. Le trafic maritime est réduit. 

Dès le printemps 1941, Löwenstein sait que ses oeuvres ont disparu, que la galerie de New-York ne les a pas reçues. On imagine son désespoir. Le bruit court que le cargo a été détruit par un sous-marin allemand. C’est ce qu’on finit par croire. Il est juif, doit se cacher. Il a du mal à peindre, à continuer.

En 1943, il est malade ; il consulte, on ne trouve pas d’abord. Et puis… maladie de Hodgkin.

Il meurt en 1946. Il a 45 ans.

Löwentein, Paysage, huile sur toile, 1939 (MNR 28P)
Löwentein, Paysage, huile sur toile, 1939 (MNR 28P)

En fait, le 5 décembre 1940, les Allemands ont opéré une saisie d’envergure dans les entrepôts du  port : les oeuvres de Löwenstein sont confisquées, en même temps que la collection d’un amateur anglais. Les toiles sont acheminées à Paris, au Jeu de Paume où Rose Valland, attachée de conservation, les enregistre précisément. Là, les Allemands sélectionnent : les unes sont conservées pour les dignitaires du régime, les autres déchirées, et brûlées. Trois des toiles de l’artiste échappent à la destruction. C’est en 2010 seulement qu’une équipe de recherches fait le lien entre ces trois oeuvres volées à Bordeaux, et trois toiles inventoriées en 1973 comme provenant d’un don anonyme.

 

L’histoire de Löwenstein me fascine depuis que je l’ai découverte en 2013, à la suite de l’achat d’une gravure anonyme, mais attribuée à l’artiste par le marchand parisien, M. Bonnafous-Murat. Depuis, j’ai acquis le peu que je trouvais : six dessins, deux autres estampes. Un marchand anglais ne veut pas me laisser à un prix raisonnable un lot de huit bois gravés expressionnistes du début de sa carrière et je ne désespère pas de les joindre aux miens !

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